La Préséance du vivant

Gilles Clément et Coloco / Pablo Georgieff, Miguel Georgieff, Nicolas Bonnenfant

Depuis plus d'une décennie, suite aux effets des crises écologiques répétées, une transformation fondamentale de nos pratiques de projet opère pour mieux anticiper ou réparer les effets induits par les changements climatiques. Inspirés par les travaux de penseurs tels que Philippe Descola ou Bruno Latour (1), un certain nombre de pistes conceptuelles renouvellent notre rapport au vivant, sur le plan théorique. Simultanément, le nombre d’initiatives croit de jour en jour, qui sans aller nécessairement dans une direction très claire annoncent une profonde mutation de nos systèmes de pensée et de relations au monde (2).

Dans cette perspective et en tant que commissaires de cette Biennale du Paysage 2022 à Versailles, nous avons proposé le thème La Préséance du vivant et réfléchi avec le comité de rédaction des Carnets du Paysage à la structure de ce numéro qui lui servira de catalogue. Cette édition accompagne ainsi l'exposition et le jardin qui concrétisent in situ ce qui est ici proposé sur un plan plus théorique.

GILLES : L’idée de la Préséance du vivant vient de la prise de conscience du fait que nous, humains, dépendons du vivant dans son ensemble. Nous sommes à l'extrémité d'une chaine de prédation. Nous dépendons de tout ce que nous exploitons. Tous les animaux sont des prédateurs. Nous sommes des animaux dotés d'un cerveau sans doute un peu trop gros et mal utilisé. Nous vivons en permanence dans une illusion de la maîtrise sur le reste du vivant par une confiance faite en la technologie qui nous met à distance de ce que j'appelle le génie naturel, c'est à dire de l'intelligence biologique de tous les êtres vivants non humains. Ils étaient là bien avant nous, ils ont mis au point des manières de vivre dont nous devrions tenir compte en nous en inspirant pour pouvoir continuer à vivre sur cette planète.

Nous avons bien conscience que ce discours est anthropocentré, dans le sens où cette Préséance du vivant vise à protéger les humains. Cela s'explique par le fait que nous sommes dans une position de fragilité face à d'autres espèces, en particulier face aux végétaux qui, eux, vivent en autonomie énergétique ce qui est loin d'être notre cas. C'est donc bien la source même de notre dépendance -le monde végétal et animal-, qu'il faut intégrer en priorité dans les projets de paysage, d'urbanisme et d'architecture. Toutes les autres façons de travailler les projets ne sont pas à rejeter mais à placer en seconde position derrière le principe de protection et de développement de la biodiversité.

NICOLAS : Comment ce principe s'applique-t-il au paysage et au métier de paysagiste, basé sur le projet?

GILLES : La notion de Préséance du vivant est apparue lorsque nous avons travaillé sur les 55.000 hectares de « Nature » de la ville de Bordeaux (3). Depuis le milieu du XIXe siècle, les villes s'agrandissent sur les terres arables, en épuisant le garde manger, se privant ainsi d'une autonomie vivrière et en créant le besoin d'une nécessaire importation donc d'une dépendance. Nous devons prêter une attention particulière à ce mécanisme du développement et en proposer des alternatives afin de récupérer un équilibre entre ce qui se produit et se consomme.

En privilégiant ainsi le vivant on met au second plan le fonctionnalisme et le formalisme traditionnellement au premier rang dans le développement des villes. Si l'on prend l'exemple d'un parcours à faire entre le point A et le point B dans un terrain plat comme la région bordelaise, on dessinera sans réfléchir une ligne droite. Mais si l'on prend en compte le vivant, ce ne sera pas ça du tout, parce qu’alors on évitera de passer sur la rivière, de traverser un marais, de combler une mare, autant de biotopes où vivent les espèces. Ou encore, on s’abstiendra de détruire un hameau où habitent des humains qui n'ont pas envie de s'en aller. Finalement le dessin issu de cette prise en compte décrit des courbes et rallonge le parcours : on n'est plus du tout du tout dans le même projet d'urbanisme. On est dans un autre monde où ce n'est pas la rentabilité de l'usage du temps qui domine mais la vie tout court...

NICOLAS : En somme c'est un monde de collaboration avec le vivant, de relations aimables. Le projet de paysage, qui n'est censé être qu'un moment dans cette relation au vivant, s'insère dans des cycles de vie, dans des temporalités longues et des complexités beaucoup plus grandes. S'immiscer dans ces cycles consiste à penser avec la vision la plus lointaine possible, comme Francis Hallé le propose actuellement dans la création d'une forêt primaire en Europe (4). Cette fusion entre le projet visionnaire et l'utopie réaliste collective est sans doute une façon contemporaine de combiner l'urgence et les horizons lointains, la responsabilité immédiate et le désir de rêves encore possibles.

GILLES : C’est un changement de mode de vie, pas uniquement de pensée mais aussi de façon de se comporter. Si on met le vivant en avant, ce n’est pas seulement le paysagiste ou l’architecte qui sont concernés, c’est tout le monde. Chacun est responsable de sa façon d’agir au quotidien. Il s'agit bien d'aborder la question d'un changement de mode de vie. Considérer le vivant comme prioritaire a de grandes conséquences sur des métiers tels que nous les nôtres (paysagistes, jardiniers) car nous travaillons avec le vivant. On peut désirer changer de mode de vie, c’est essentiel, et on peut ajouter que c’est possible ! Il ne s'agit pas seulement d'un rêve. Dans le cadre de cette Biennale du Paysage on montre ces changements, il y a des projets mais aussi des réalisations et des personnes qui viennent parler de leurs expériences.

MIGUEL : Nous parlons ici de notre capacité à rester dans un projet en évolution. Il s’agit d’un dialogue permanent entre l’homme et le reste des êtres vivant, qu’il faut réinterroger à chaque fois qu’on intervient sur le terrain, à toutes les échelles.

PABLO : La préséance du vivant peut donc se définir en trois points qui consistent à développer un réflexe de survie, un mode d'attention, enfin un code de conduite.

Le réflexe de survie est au début de l’action : si nous ne mettons pas le vivant en premier ligne de nos préoccupations, nous humains, nous le détruirons consciemment ou inconsciemment, par négligence, par méconnaissance.

Par mode d'attention nous entendons la réappropriation de la connaissance du vivant de ceux qui nous ont précédé, ce qui suppose de nous replonger dans les manuels et de réapprendre. Il faudra ensuite y consacrer le temps nécessaire sur le terrain, et ainsi retrouver une pratique davantage liée à la terre qu'aux représentations numériques des paysages.

Enfin le code de conduite, implique une façon de travailler autrement s’agissant des paysagistes mais aussi d'autres métiers - industriels, banquiers, agriculteurs. C'est une autre façon d'évoluer. Fait partie de ce code le fait de ne plus financer des projets aveugles polluants ou de ne plus enseigner les techniques meurtrières qui détruisent la planète.

GILLES : La transformation principale de notre pratique de paysagistes se trouve dans l'acceptation de l’instabilité, de cet équilibre toujours dynamique du vivant qui s'interprète et se comprend dans le temps. Celui que j’ai appelé le jardinier planétaire (5) agit en collaboration avec les inventions du vivant : la vie change, se transforme, va dans le sens de l’évolution. Le climat change, d’autres espèces mieux adaptées à ces changements s'installent. Mais les gestes qui consistent à protéger le vivant ne changent pas forcément, ils ont toujours les mêmes valeurs…

MIGUEL : Si nous voyons le jardin comme un enclos où se trouve le meilleur, ce qu’on a de meilleur à offrir aujourd’hui est un comportement protecteur du vivant. Dans cette perspective on peut accepter le temps comme un allié et travailler sur la durée. Aujourd'hui, on se rend compte que l’on est dans une sorte de tension très forte qui nous engage à agir simultanément dans l'urgence et sur le long terme. Mais notre métier doit aussi réaliser, construire ces situations de projet dans le respect maximum de la vie. Comment transmettre et agir avec cette idée complexe qui nous déstabilise dans la pratique du projet de paysage ?

GILLES : La transmission peut se faire à partir de l'exemplarité. A partir des expériences pratiques en cours ou déjà réalisées, qui vont pouvoir convaincre ceux qui ont le pouvoir, qui décident et qui, pour l'instant, ne font rien ou si peu. On se servira de ce qui est positif pour multiplier les actions locales sans dépendre des décisions d'un Etat soumis à la puissance des lobbys du marché. Nous devons agir sans attendre parce qu'il y a urgence. Les politiques prennent toujours les décisions avec un temps de retard et lorsque le pouvoir transnational s’engage il est souvent un peu tard.... On ne peut continuer à se donner bonne conscience en créant des réserves de biodiversité tout en détruisant toute cette biodiversité au-delà des limites des réserves créées. Mais il arrive parfois que la richesse écologique soit une conséquence des activités humaines, comme sur les salins ou d'autres milieux anthropisés, c’est intéressant d’expliquer cette possibilité de rencontres et d’enrichissement réciproque possible.

MIGUEL : Changer de cap c’est l’urgence ! Et certains y réussissent en transformant leurs pratiques, en modifiant leurs habitudes, et en suivant d’autres modèles culturels. C’est ce qu’ont fait le lycée Jules Rieffel ou la Ferme du Bec Hellouin par exemple (6). Par ailleurs, il est important de s'enrichir d'une diversité de regards et de sources d’inspiration complémentaires sur l'art de vivre afin d'éviter l'arasement culturel qui condamne tous les humains à la même consommation.

Je reviens sur cette question du changement de modèle culturel à opérer qui passe par la question du modèle de convoitise tel qu'Hervé Kempf en parle en citant l'économiste Veblen : que pouvons nous montrer qui fasse envie aux autres ? Comment peut-on évoquer ce changement à propos du jardin ? Comment utiliser le jardin comme lieu d'expression de ces changements?

GILLES Le changement culturel est ce qu'il y a de plus difficile et de plus lent à faire émerger en comparaison avec les évolutions technologiques immédiatement appréciées. Pour évoluer dans une direction positive bien que soumise à la technologie on peut offrir des outils adaptés à la non destruction du vivant. Mais faire accepter comme bonne une herbe que tout le monde considère mauvaise, ça c'est beaucoup, beaucoup plus difficile. Il faut de la pédagogie et de la patience

MIGUEL Alors quels nouveaux modèles pour installer cette nouvelle culture au sein du vivant?

GILLES Cette question renvoie à celle du rôle du jardinier aujourd'hui. Il a été mis de côté, remplacé par les machines et quelques humains robotisés devenus techniciens de surface. Mais on est en train de redécouvrir l'importance du rôle du vrai jardinier, celui qui connait le vivant et qui prend les décisions sur le terrain pour en sauvegarder la vie tout en exprimant une dimension créatrice. Il est à la fois un savant et un artiste.

Il peut intervenir à toutes les échelles, urbaine, péri-urbaines ou rurales mais il assure de toute façon un suivi de la transformation dans le temps. Les paysagistes ne peuvent plus être liés par un contrat avec un commanditaire sur le modèle des architectes dont la mission s'achève à la réception du chantier. Qu'on arrête de nous payer au pourcentage du montant des travaux : c’est une méthode perverse qui pousse les paysagistes à faire du béton car les plantes ne pèsent pas cher dans le budget du chantier. Et que l'on soit sollicité pour travailler dans le temps comme un jardinier. On gagnerait autant, mais pas du tout de la même façon. Pour revenir à ce changement de culture on peut dire que l’un des rôles essentiels du jardinier aujourd'hui est celui d'interprète. Il dialogue en permanence avec le vivant non humain et doit de la sorte modifier tout e temps son point de vue.

MIGUEL Ça oblige à une compréhension du vivant. Une connaissance du vivant doublée d'une sensibilité et d'un émerveillement. Il faut préserver ces deux aspects pour intervenir dans les cycles du vivant.

GILLES Parlons aux enfants. Ce sont eux qui s'étonnent, découvrent et comprennent à partir de l'expérience et c’est à eux qu’il faut d’abord enseigner en leur disant oui, ça s'appelle comme ça, ça sert à ça, etc. Cet enseignement par l'étonnement va orienter leur vie. Plutôt que de leur dire chaque fois qu’un insecte inconnu s’approche d’eux « C'est dangereux, il faut écraser, il faut tuer, c'est sale ! » donnons leur le nom de l'espèce en cause et expliquons son rôle dans l'écosystème. Cette pédagogie du vivant doit être adaptée à tous les niveaux, de l'école maternelle aux grands financeurs de projets polluants...

MIGUEL Il faut opérer une sorte d'apprentissage en commun dans les jardins, la construction d'une relation avec les jardiniers qui leur permette de comprendre les principes, la direction et l'invention de ce paysage. Le parcours, le chemin et le geste précis c'est eux qui le réalisent.

GILLES À ce propos je renvoie au « guichet du savoir » : communication entre tous les jardiniers du domaine du Rayol via un échange sur leurs portables. Ils m'ont mis sur leur liste, je reçois les messages et les photos. Ils posent leurs questions : "Est-ce que cette plante est toujours comme ça?", "Est-ce que tu peux me dire le nom de cet insecte, cette graine est-elle mature ? C'est touchant et encourageant. Ils n'attendent pas de réponse de moi. Il y en a toujours un ou une parmi eux qui saura trouver la juste réponse.

MIGUEL On comprend qu’au-delà des supports technologiques, c'est le dialogue qui est important. La pratique du jardinier est combinée aux livres et aux idées. De ce dialogue nait l'enrichissement du jardin fruit d'une observation et d’une pratique quotidienne.

PABLO : On peut articuler ce changement de mode de vie à la question de l’esthétique du jardin qui est au cœur du métier de paysagiste. La figure du jardin à différentes échelles et dans différents contextes pourrait ainsi devenir un lieu de pédagogie, de rencontres et d’expérimentations.

GILLES : Les centres d’enseignement et tous les lieux où il y a une pédagogie sur les jardins jouent un rôle essentiel. Le changement d’état d’esprit de ce qui se passe à Arc et Senans (7) par exemple est étonnant. Ils étaient avant dans une optique patrimoniale où seule comptait la vision du jardin comme œuvre d’art historique. Et puis tout à coup ils on adopté l’idée du jardin en mouvement et tout a changé. Le gestionnaire y trouve vraiment son compte car on exerce ses compétences en les enrichissant, au fil de l'expérience, avec le droit à l'erreur et à l'adaptation permanente, ce qui rend le travail plus fécond. On abandonne l'idée de contraindre un jardin à l'image dessinée par son concepteur, ce qu'on rencontre souvent comme difficulté et frustration des jardiniers, qui perdent leur capacité d'initiative.

PABLO : Concernant l’entretien des jardins, il y a vraiment une opposition entre les tenants d’un ancien modèle fondé sur la technique, qui appuie cette idée et les gestes liés à la maîtrise des évolutions du vivant ; et cette nouvelle manière de faire plus respectueuse de la vie, qui engage en même temps une révolution esthétique. Ce que nous cherchons à montrer dans cette Biennale du Paysage c’est comment finalement ce privilège accordé au vivant est une question de compréhension et d’acceptation. Il est certains que nos jardins sont parfois très difficiles à photographier, comme celui de la Manuffature Knos, à Lecce (8). Il ne s'agit pas d'une pure conception esthétique mais d'une installation du vivant dans le temps. Il y a dans ces chantiers collectifs deux dimensions qui s'enchaînent : l'esthétique de la rencontre, d'une création qui se développe telle une performance, avec ses moments forts de collaboration en équipe, et puis l'évolution des végétaux, plantés ou spontanés, qui créent des situations d'enrichissement biologique possibles, dans un temps plus long et sans jardinier. Et là, l'émotion sensorielle provient des modes de cohabitation que les plantes trouvent entre-elles, comme une résultante de relations heureuses entre vivants. C'est cette beauté issue du bien-être des plantes comme associations qui renouvelle les critères d'appréciation du jardin, au delà des idées de composition, ou d'une installation de formes dans l'espace, qui est aujourd'hui dépassée sans pour autant nier son héritage. On dessine de moins en moins en plan une figure à construire, et on projette avec une prédominance de la vision du temps, de l'évolution et des aléas à intégrer dans la vie du projet.

GILLES  : La résolution esthétique nous incombe. Ce n'est pas une raison pour qu'elle nous encombre. Après avoir mis au point une sorte de stratégie d'accompagnement qui permet l’expression de toute cette biodiversité voulue, comment fait-on pour la rendre acceptable et compréhensible, mais aussi pour que tout le monde soit concerné par elle sur le plan esthétique ?

Une prairie qui pousse librement, d'apparence confuse, peut se rendre lisible à partir d'une mise en scène tel que le cadre d'herbe tondue; un chemin va demeurer perceptible dans la profusion végétale parce qu’il est en légère surélévation, il peut valoriser le milieu qu'il franchit s'il est bien entretenu, laissant comprendre que les espaces végétalisés, aux espèces entremêlées, sont voulus. Il ne s'agit pas de terrains abandonnés. Cette résolution esthétique peut faire l'objet d'interventions nécessaires, elle n’est jamais définitive, jamais figée dans un modèle de gestion, elle peut changer en fonction de ce qui se passe. C’est pourquoi le jardinier est forcément un artiste, c’est lui qui réinvente tout le temps l’esthétique changeante du jardin.

MIGUEL : Du coup cette esthétique-là, comme résultat de l'action du jardinier, est dans un aller-retour entre le faire et le non-faire. En acceptant d’abandonner la maîtrise totale et en permettant à d’autres de collaborer à la transformation du jardin, le regard peut trouver des occasions d’émerveillement. L'essentiel de notre travail est de l'anticiper, le proposer, laisser advenir des interrelations bien plus complexes que celles désirées consciemment. Et c'est dans ce cas que l'imprévu bouleverse toutes les références esthétiques, les questionne et les dépasse très souvent. J'aime partager cette vision de Saint Exupéry, qui m'a été transmise par Véronique Mure : « L’avenir n’est jamais que du présent à mettre en ordre. Tu n’as pas à le prévoir, mais à le permettre.(9) », et que nous essayons d'appliquer à tous les projets, à toutes les échelles.

NICOLAS : On peut au jardin en définir certaines lignes directrices qui sont à préserver ou à établir, et qui permettent sur cette base de laisser libre cours aux envies et aux évolutions des modes de jardinage basés sur la réalité des phénomènes évolutifs.

GILLES : Cet abandon de la maîtrise suppose d’accepter un partage de la signature  Il faut accepter l'idée qu'on n'est pas tout seul à intervenir dans un espace donné. Nous sommes plusieurs groupes humains sur le même projet donc plusieurs co-signataires. Il faut ajouter à cela l'invention permanente du vivant et les choix des gestionnaires qui s'occupent de l'évolution du jardin.

MIGUEL : Cette esthétique, enrichie par sa complexité, nous incite à passer plus du temps au jardin et à le contempler avec plus d'attention. Etre au jardin, y passer du temps sans forcément s'agiter au travail, est l'une des pistes pour comprendre et se comprendre comme vivant,

sensible (10).

Nous proposons dans cette Biennale du Paysage en tant que commissaires de faire l’expérience d’une série de moments mettant en évidence nos relations au vivant. Il en résultera un éventail de sensations dont chacun sortira, on l'espère, avec une vision enthousiaste lui donnant envie de faire à son tour, chez lui, chez les autres, dans l'espace public, et de s'investir physiquement dans son espace de vie.

Finalement, la préséance du vivant n'est pas une idée, c'est une pratique, un langage, une transformation esthétique en cours. On peut aussi parler d'un accord avec les autres vivants. Pour l'instant, on se lie d'amitié, on essaie de se rencontrer sur d'autres bases qui ne sont plus seulement dans un rapport de domination

GILLES Oui il s’agit d’accepter le foisonnement et surtout l'autre, sa façon de vivre ou de penser, et ce que l'on ne connaît pas forcément. Ce qui commence par sa reconnaissance, par ce qui le différencie. Car, au début, quand on ne sait pas le nommer, on ne sait pas établir les traits qui le singularisent. Ainsi par exemple la plupart des gens ne se rendent pas compte qu'il y a cinq espèces d'arbres à tel endroit alors qu’ils n’y voient qu’une seule masse verte, comme des myopes.

PABLO Ainsi nous espérons apporter des pistes nouvelles, en proposant des expériences différentes. Le "potager des Autres", qui est une œuvre collective pour la création d'un jardin durant cet événement, sera une occasion de mettre en pratique cette envie de partager, ce désir de reconnaître l'Autre.

GILLES Une acceptation de l'Autre comme un potentiel d'enrichissement du futur.

Avec un ajout fondamental qui vient des balinais : « il faut que l'Autre soit heureux! »

Notes :
(1) Sur ces apports lire Philippe Descola : "Par delà Nature et Culture", Folio poche, 2015 et la "Composition des Mondes", Flammarion, 2014 et Bruno Latour : "Face à Gaïa", La Découverte, 2015 ou encore "le cri de Gaïa, penser la terre avec Bruno Latour", sous la direction de Fréderique Aït Touati et Emanuele Coccia, La Découverte, 2021.
(2) Lire Gilles Clément, "L'alternative ambiante", Sens et Tonka, 2014.
(3) Etude Bordeaux 55000 hectares de Nature, Communauté Urbaine de Bordeaux, 2015-2016.
(4) Francis Hallé, "Pour une forêt primaire en Europe de l'ouest", Actes Sud, 2021.
(5) jardinier planétaire
(6) Le lycée Jules Rieffel à Saint Herblain forme de jeunes jardiniers aux principes du jardin en mouvement. Ils conduisent un jardin en permanente évolution dans le cadre de leur enseignement pratique.
(7) Arc et Senans
(8) " Asfalto mon Amour" est le projet de création d'un jardin sur un parking de la Manuffature Knos, à Lecce. Ce jardin est une œuvre collective basée sur le principe d'indécision, c'est à dire sur la necessité de laisser ouvertes le plus possible d'initiatives ultérieures qui pourraient enrichir le projet. Ces ateliers ont commencé en 2013 et se poursuivent encore, et ont donné naissance à la Scuola del Terzo luogo.
(9) Antoine de Saint-Exupéry, « Citadelle ». Gallimard, 1948.
(10) Voir à ce propos , "Pour une écologie du sensible", Jacques Tassin, Odile Jacob, 2020.

STRATÉGIE DE LA PEUR

Nous ne sommes pas en guerre. Le covid nous rassemble, il ne nous divise pas. Il ne fait aucune distinction entre riches, pauvres, blancs, noirs, chômeurs ou traverseurs de rues. Mais il se présente comme un imprévisible danger à tous, un commun à partager. L'imprévisible danger,- quelle que soit sa nature -, place le pouvoir en devoir de contrôle absolu et légitime sous le prétexte d'une lutte contre le danger en question. D'où le vocabulaire guerrier utilisé pour développer sans complexe une stratégie de la peur dont l'utilité politique est la soumission. Il est facile de diriger un peuple soumis, impossible de procéder de la même façon avec un peuple libre.

Il faut donc asservir le peuple au masque, aux gestes barrière, aux distances règlementaires et à la consommation orientée : tous les magasins sont fermés sauf les grandes surfaces. Les multinationales du pouvoir ont tous les droits, y compris ceux de la transmission du virus par inadvertance, elles agissent au nom de la « guerre » contre l'ennemi, tout peut arriver. L'ennemi pour ces instances n'est pas un invisible virus, une pandémie, mais un possible accès à un autre modèle de vie. Le pire serait d'aboutir à une économie de la non-dépense. Pour elles ce serait un horrible cauchemar. Elles tentent de l'éviter à tous prix. On s'arrange pour sortir les milliards de la poche, ils reviendront. L'important n'est pas de sauver des vies mais de sauver le modèle économique ultra-libéral, destructeur de la vie sur la planète, tout le monde le sait, mais bon pour les banques. Par conséquent il convient d'assurer une stratégie d'accroissement de la peur afin d'obtenir de la plus grande majorité des habitants de la planète une soumission au mode de vie établi par le principe sacralisé de la croissance.

Les médias officiels regorgent d'arguments sur ce thème, les économistes invités renforcent le discours : il n'est pas question de changer de mode de vie mais de le reprendre en douceur avec une totale fermeté, dès la fin des confinements. Le patron du Medef va jusqu'à forcer la reprise au travail qui tue avant même que s'achève la crise. Les informateurs
nous préparent à cette option et seulement à celle -là : oui vous pourrez consommer, consommer, consommer, ne vous inquiétez pas, faites ce qu'on vous dit de faire. Peuple obéissant nous nous masquons. Derrière ce chiffon de fortune nous affrontons sans discussion les réalités de terrain, l'abandon des services publics, le naufrage des hôpitaux, la
souffrance des soignants, désormais sanctifiés alors qu'on les gazait trois mois auparavant, nous remplissons les attestations de déplacement dérogatoire en toute humilité pour acheter du pain ou de la farine pour fabriquer le pain chez soi car il faut se confiner..., nous faisons ce qu'on nous dit de
faire.

Sans doute faut-il passer par cette case pour supporter le « pic » et entrevoir le futur en se libérant de la pandémie. Le confinement rassure ou exaspère, c'est selon, mais il joue un rôle très singulier dans la vie des humains consommateurs que nous sommes en nous obligeant à concevoir une autonomie biologique de base : comment faire la cuisine, par exemple.... Nous redécouvrons les gestes de la gestion domestique ancestrale et quasi paysanne. Ceux qui ont un jardin ont de la chance. Pour eux le confinement vacanciel devient une occasion inespérée de transformer l'espace ornemental en urgence vivrière ; l'un n'empêche pas l'autre : un potager est aussi un paysage. Quelle que soit la situation nous nous trouvons tous, - nous, passagers de la Terre-, en devoir d'inventer un nouveau mode vie : celui de la non dépendance à un service vital qui prend le risque de tomber en
panne à la moindre palpitation d'un virus. Pour cette raison la multiplicité culturale et culturelle, la diversité variétale des espèces adaptéesaux différents sols et aux différents climats du monde, la capacité pour chaque micro-région de se rendre autonome d'un point de vue de la production et de la distribution alimentaire, la diversité des structures artisanales capables d'en faire ...

Toutes ces perspectives se présentent à nous comme des possibilités tangibles d'affronter le futur. Cela suppose l'abandon d'un vision mondialisée deséchanges où la « compétitivité » (un mot qui se bégaie à l'infini) demeure le véritable outil de guerre, car la guerre est bien là et non uniquement dans un affrontement au vivant mal connu sous une forme de virus. De cette compétitivité absurde et dangereuse naît le marché international effréné faisant circuler le soja ou l'huile de palme d'un bout à l'autre de la planète, pour des raisons douteuses et non indispensables mais qui rapportent. A-t-on jamais calculé le coût écologique d'une fraise venue d'Espagne, d'une rose venue de Colombie, d'un outil, d'un laser ou d'un bout de tissu venu de Chine ....et de tous les produits qu'il est possible de produire in situ mais que l'on fait venir de loin ?

Ce constat de la dépendance absurde et dangereuse risque bien sûr d'être récupéré par les nationalistes décérébrés dont la tendance est de s'enfermer sur un modèle local-réac activé par un racisme sous jacent. On ne peut extraire de leur névrose les malades qui ont une vision de l' autre comme ennemi. Ceux-là n'ont pas compris que nous sommes dans l'espace étroit du Jardin planétaire, cette petite biosphère, nageant tous ensemble dans le même bain, celui qui nous permet de vivre. Oui, l'eau que nous buvons a déjà été bue par des plantes, des animaux et des humains avant nous. Plusieurs fois. Telle est notre condition de partage. Il en est des virus comme de l'eau ou de l'air que nous respirons. Il faut reprendre donc la machine à calculer. Si l'on affecte les coûts de la réparation écologique obligatoire pour espérer pouvoir vivre demain il faut changer urgemment de mode de vie, c'est à dire de consommation, en inversant le modèle de convoitise. Ne pas forcer le « pauvre » à désirer un SUV et douze paires de baskets mais à comprendre où l'on vit et pourquoi c'est le chant des oiseaux qui nous équilibre, pas celui des pots d'échappement le long des trottoirs à joggings forcés.

Est-ce envisageable ?

Rien n'est moins sûr mais la prise de conscience venue du covid19 laisse penser aux habitants du monde entier qu'ils doivent envisager sérieusement cet autre mode vie. Les puissants de ce monde s'opposeront avec violence à cette tendance. Ils en ont déjà fait la démonstration à très petite échelle : une armée de CRS face aux zadistes de Notre Dame des Landes dont l'immense péché ne venait pas d'user de terres squattées mais d'inventer un art de vivre qui utilise la diversité sans la détruire dans une économie assumée de la non dépense... Et qui pourrait servir de modèle ! Il fallait à tout prix éteindre ce feu. Mais le feu n'est pas éteint.

Il couve.

Il peut embraser les continents du futur. Non pour les achever dans la détresse des cendres mais pour les sauver de la destruction par le marché et la plonger dans la dynamique d'un re-création : réapprendre à vivre.

Faudra-t-il un jour remercier les micros organismes de nous avoir ouvert les yeux ?

Gilles Clément, 13 avril 2020

LE  PAYSAGE  DU  DESENDETTEMENT 

L’aspect du paysage anthropisé résulte d’une action sur le territoire qui correspond  à une économie liant les acteurs du terrain aux décisionnaires de la gestion territoriale .En Europe il résulte de la PAC . L’esthétique du paysage , issue des actions organisées par les plans de gestion du territoire , est donc directement liée à une vision de l’économie et à sa mise en application . 

Le paysage en tant qu’objet de consommation inscrit dans un programme touristique est , lui , directement lié à une perception culturelle définissant le beau et le laid suivant des critères de subjectivité  propre à chaque culture . Pour un japonais le paysage ouvert de la Beauce est une merveille qu’il compare aux perspectives « bloquées » de son île ; pour un limousin il s’agit d’une morne plaine , pour un beauceron d’un horizon ordinaire…Il n’y a  pas lieu de se prononcer sur la pertinence esthétique d’un paysage ( susceptible d’entrer dans le programme d’un tour-operator)  mais on peut se poser la question de sa  justesse  c'est-à-dire de la bonne raison de son existence .

Dans un contexte rural , le principal fabricant du paysage , l’exploitant agricole , n’est pas celui qui en dicte l’esthétique : il la fait naître d’une pratique à 98% guidée par une vision économique en cours sur laquelle il n’a aucune prise . Contrairement aux activités paysannes aujourd’hui disparues les pratiques de l’exploitation agricole correspondent à des applications subies , non décidées , où l’exploitant obligé à de considérables investissements se trouve aliéné au remboursement de la dette .

Le paysage qui en découle porte les traces d’une violence de combat entre celui qui tente de sauver son bilan financier et la nature , sans calcul , qui tente de résister . 

Alors que la nature , par son expression de diversité , pouvait s’exprimer aussi bien dans les espaces non exploités que dans les champs et les forêts exploités , elle se trouve aujourd’hui réduite à séjourner dans les territoires en déprise , les espace du Tiers-Paysage . Ailleurs elle en est violemment chassée . Le paysage qui en découle correspond à une partition séparant l’homme de la nature de façon caricaturale et bien visible , exactement comme si l’homme , à aucun moment , ne devait faire partie de la nature .

L’avènement de l’écologie mais aussi la défaillance des systèmes économiques dominants bouleversent les visions que nous avons de notre rapport à la nature et de son exploitation destinée à assurer notre survie . Au lieu de combattre la nature il se pourrait que nous ayons intérêt à travailler en bonne intelligence avec elle . Au lieu d’endetter l’exploitant en le soumettant aux tyrannies du marché il se pourrait que celui-ci ait intérêt à organiser son économie et non à la subir . 

Que serait alors le paysage du désendettement ? Comment se positionne l’Indre et sa région entre Champagne , Boischaut et Brenne ? Comment se positionnent le Limousin , le Nord ou les Bouches du Rhône ? Doit-on parler de région ou de l’Europe à ce sujet ? Quelle échelle d’appréhension ? Existe-t-il à ce propos une différence entre le désendettement rural et le désendettement urbain ? Que signifie la  décroissance face à cette question ? Vers quelle économie nous orientons-nous ? 

L’expression « Paysage du désendettement  » a été proposée pour la première fois par un groupe d’étudiants de l’école du paysage de Versailles (Emeline Brossard ,Thomas Orssaud ,Jean-Christophe Pigeon ,Thibaut Guezais) lors d’un atelier « Grand espace rural » entre octobre 2010 et janvier 2011 sur la vallée de Chambonchard , à cheval sur l’Allier et la Creuse , le long du Cher . Atelier placé sous ma direction avec Miguel Georgieff et Matthieu Picot . 

Gilles Clément 

Paris le 13 février 2011

Pour Jean-Laurent Felizia

L’écologie, c’est-à-dire la science des relations entre les êtres vivants, l’étude et le dénombrement de leurs habitats, comporte -par définition- tous les éléments de programme d’un projet politique.

L’équilibre que propose un écosystème résulte d’un échange bien compris des énergies entre elles. Les échanges permettent l’existence d’un nombre considérable d’espèces dont chacune s’apprête à tout moment à céder une part de ses prérogatives au système ambiant pour assurer sa vie propre. Ce modèle économique fonctionne dans un univers fini –qu’il s’agisse de l’écosystème considéré ou bien de la planète- sur la base d’un recyclage permanent des déchets issus de ces échanges. Dans ces rapports le processus de spéculation cesse avec l’épuisement du désir et celui de la nécessité. Un animal sauvage, en principe, mange à sa faim et non au-delà. A aucun moment cette économie ne génère de stratégies spéculatives visant à une accumulation sauf pour les franchissements saisonniers difficiles : l’ours accumule de la graisse pour passer l’hiver, le campagnol roussâtre accumule des noisettes pour les mêmes raisons etc …

L’image du recyclage permanent est assuré dans la nature par les feuille tombées au pied de l’arbre : déchet immédiatement transformé en nourriture pour un nombre considérable d’organismes, l’arbre lui-même en bénéficiant.

Le modèle économique proposé par la nature concerne la part matérielle des échanges, il ne peut, à lui seul, servir de grille pour les sociétés humaines mais il pose les bases d’une philosophie de la consommation des biens matériels. Cependant la finitude écologique de la planète justifie que l’on porte une grande attention à cette part matérielle de l’économie qui ne peut désormais se concevoir sans un recyclage absolu des énergies dépensées. La double question posée par le Jardin Planétaire (la planète anthropisée regardée comme un jardin) se formule ainsi : 
    • comment continuer à « utiliser » la biodiversité sans la détruire ?
    • comment replacer dans l’environnement l’énergie qu’on lui prend ? (à la condition que cette énergie rendue ne soit pas biologiquement disqualifiée : remettre de l’eau propre après usage dans le cours naturel de l’eau par exemple) ?

Cette part de l’économie pose les bases de la non-accumulation matérielle, c’est-à-dire de l’équilibre matériel dans une mécanique permanente du recyclage écologique. Dans un premier temps cet équilibre peut être atteint par des mécaniques décroissantes lorsque l’emballement des marchés et des biens se heurte à la finitude planétaire sans trouver de solution. Mais la décroissance, contrairement au recyclage, ne constitue pas une solution indéfinie dans le temps, elle doit être envisagée comme un moyen temporaire d’accès à un équilibre matériel.

L’équilibre matériel ne peut être objectivé et rendu universel, valable pour tous. Il est cependant possible d’établir un modus vivendi écologique posant le cadre matériel minimal souhaitable pour chacun. L’offre politique du cadre minimal suppose un réajustement des écarts entre les riches et les pauvres. Là encore il est question d’un accès à l’équilibre : celui du partage des richesses. Sans ce réajustement la majorité des citoyens n’auraient jamais accès au cadre matériel minimal, les richesses étant confisquées par la caste initiée des marchés.

La confiscation des richesses par la caste initiée des marchés ne contribue pas seulement au déséquilibre généralisé des avoirs, elle met l’ensemble des sociétés humaines en péril de crise par le jeu incertain de l’économie dérégulée et mondialisée. Le « projet politique » ayant disparu des gouvernances planétaires, c’est la mécanique boursière qui le remplace, allant jusqu’à l’édiction des textes de la loi pour la servir. Le projet écologique, incompatible avec l’accumulation inutile, désordonnée et mal répartie des richesses, peut  s’accommoder d’une économie de l’amélioration du cadre de vie lorsque cette économie fonctionne dans un système régulé. Le récent manifeste d’économistes atterrés (1) montre bien comment le modèle caduc du néo-capitalisme libéral dérégulé, bien que soutenu par les états en résistance au changement, ne peut que mener les sociétés à un désastre matériel encore plus grand que celui des récentes crises. 

Les nouveaux modèles économiques tiennent compte des réalités écologiques, ils proposent entre autres :
- des refontes du système boursier visant à le tenir en marge de l’économie réelle et non en influence sur elle,
- des relocalisations des modes de production et de distribution des biens visant à diminuer voire supprimer les coûts écologiques intermédiaires (2),
- des protections des échanges entre les systèmes économiques de niveaux différents, ceci afin de permettre le maintien des activités en chaque lieu en évitant les délocalisations,
- des créations de monnaies complémentaires (3) accompagnant ces relocalisations de l’activité économique et favorisant l’émergence de systèmes autonomes, etc.

Cependant la vision écologique du monde s’accompagne d’une perception de la nature comme bien commun planétaire. En cela elle s’oppose à la vision marchande qui tend à considérer cette même nature comme un ensemble privatisable, brevetable et vendable. Les récents accords de Nagoya ont abordé le sujet sensible de la biodiversité en tentant de trouver un frein à son amenuisement mais au lieu d’établir un projet politique de gouvernance écologique ils se bornent à fixer un prix à la diversité. Donc une valeur marchande. Les conséquences de ces accords pourraient aboutir exactement à l’inverse de ce à quoi ils se destinent. L’économie marchande invente de la rareté là où elle manque afin de s’autoalimenter. Avec la biodiversité en péril elle engage une masse animale et végétale dans une spirale de la spéculation qui, selon touts les leçons du passé, aboutit à la disparition des espèces ou leur raréfaction et non leur protection.

La question de la biodiversité, enjeu central, suppose une juste appréhension du monde vivant. Dans l’état actuel de nos sociétés, on peut dire que non seulement l’immense majorité des citoyens ignore la teneur de son environnement mais encore que les spécialistes eux-mêmes ne sont qu’au balbutiement de cette approche : connaître le vivant non humain  pour savoir comment s’en rendre complice au lieu de le combattre ou de le marchandiser. L’avenir de l’humanité en dépend. Cela suppose un effort considérable en matière de connaissances. C’est à ce niveau du projet d’écologie politique que se positionnent véritablement les politiques du développement et de la croissance.

Croissance et développement immatériels, nouvelle économie, nouvelle pensée, venant dynamiser l’économie du recyclage privée des perspectives ordinaires de la croissance.

Les nouvelles technologies, l’accès aux informations et leur stockage, la subite transparence des activités humaines par la permanente médiation des faits, tout cela contribue à développer une forme d’intelligence planétaire (4) à laquelle se heurtent la vieille économie, la vieille gouvernance et la pensée archaïque de ceux qui prônent la seule compétitivité comme valeur humaine acceptable.

Dans ces conditions d’analyse on comprend que l’écologie, par ce qu’elle implique à tous les niveaux de la société, produit implicitement un projet politique. Et, partant, une gouvernance, donc un ensemble de ministères et de fonctions précises, toutes orientées vers la gestion précautionneuse des échanges d’énergie, des sauvegardes de la biodiversité et des économies relocalisées, interdépendantes mais autonomes, à l’image même des écosystèmes naturels.

Gilles Clément, 
Paris, janvier 2011

(1) Manifeste d’économistes atterrés. –Ed. Les Liens qui libèrent, novembre 2010.
(2) Le projet local. Alberto Magnaghi.- Ed. Mardaga, 2003.
(3) Mutation mondiale, crie et innovation monétaire. Bernard Lietaer.- Ed. L’Aube, 2008.
(4) Voir le cybionte de Joël de Rosnay dans « L’homme symbiotique ».- Ed. Le Seuil, 1995.

Le journal de l'écrivain dans Libération.

Autant de sagesse, autant de rébellion.

Samedi

Un puma ?

Au siège de l'association Paris-Sarajevo, on dresse un tableau des villes broyées de Bosnie, partagées en clans, ethnies, obédiences inconciliables. Le Centre André-Malraux songe à l'opportunité d'un regard de jardinier sur les paysages défaits de Stolac, paysages mentaux, interstices d'où émergent les friches, jardins abandonnés, possibles plages de contact entre les demeures offensées. Faut-il dresser un herbier de la guerre ou inviter la nature à dessiner seule, par son indomptable pouvoir, un territoire de réconciliation ? J'irai en août. D'ici là, je trouverai bien une flore dalmate, un précis des Balkans, quelque ouvrage savant rédigé en toute sérénité par un naturaliste hors conflit, installé dans la bulle magique, intemporelle, de la science. Je quitte la rue de Saintonge avec un album de Bilal dédicacé : un trait unique - prodige d'expression - une tête de félin gueule ouverte. Un puma ? Je me suis demandé combien d'années pour ce trait d'une seconde.

Crest, Drôme. Lecture publique à l'Espace Liberté où l'artiste et poète Caroline Sagot-Duvauroux me présente. Elle interroge la langue écrite, évoque les scansions et la musique des textes. Elle va au fond des mots. Il y a du monde, on rajoute des chaises. Je lis des extraits du Salon des berces, mon dernier ouvrage. A la fin on parle. Des belles choses et du temps mauvais. Surtout du temps mauvais. Comment conjurer l'étroitesse du quotidien, l'injure faite à l'esprit, donc à l'humain, par une autre vision du monde ? On parle de nos dirigeants autistes arc-boutés aux convictions de l'économie capitale, celle qui nous détruit. Ce soir sous les voûtes blanchies à la chaux de l'Espace Liberté : autant de sagesse, autant de rébellion.

Dimanche

Sauf aux poètes et aux chiens

Un rosier de Banks retombe jusqu'au bas des murailles parmi les lierres et d'autres lianes. Partout, des herbes fleuries, fragiles, emmêlées. En cette saison, dit Michel, j'interdis le jardin. Sauf aux poètes et aux chiens. Je veux bien être un chien. On est plus près des fleurs.

16 heures, Sérignan du Comtat, le village de Fabre. Quel autre banquier que l'humaniste Albert Kahn garderait auprès de lui, en guise de chevet, les Souvenirs entomologiques du grand naturaliste ? Et d'ailleurs, en ces temps de com - com à tout va, com partout, com point - qui se soucie des insectes, clef du Jardin planétaire, maillon des chaînes fragiles dont nous sommes les ultimes prédateurs ? Il est question de parler, faire de la com, grenelliser l'écologie, lui voler son vocabulaire et se lancer dans le green business au nom du développement durable, donc du développement. Je refuse l'interview d'une journaliste censée faire mon portrait pour le glisser dans la liste d'un Who's Who du développement durable ! Pendant que la com s'amuse à ne surtout parler de rien, les médias et les politiques de tous bords s'enlisent dans de futiles commentaires sur les écarts de langage d'un dirigeant énervé dont on devrait, depuis longtemps, cesser d'attendre une quelconque lumière. Sommes-nous riches au point de perdre notre parole en d'inutiles et luxueuses querelles tandis que d'autres meurent de faim ?

Mon heure de retard-SNCF ne décourage pas les assistants venus à la conférence. Cette attention au thème du «Jardin planétaire» : mélange d'inquiétude et d' accords heureux ? Ce soir encore dans la salle : autant de sagesse, autant de rébellion.

Lundi

Désastre humain

Huit heures, dont cinq de retard-SNCF, pour rejoindre la Creuse, région dé-désservie par le service public entièrement consacré au coûteux tégévé. Le comité de défense de la gare de Saint-Sébastien lutte depuis près de quinze années pour que les trains continuent de s'arrêter en campagne, là où, précisément, on a besoin d'eux. Les autorités rétives n'ont cessé de dégrader le système afin de le rendre dissuasif. Politique du tout-voiture, qu'il faut relancer, dit-on en haut lieu - afin de consommer l'agrocarburant produit à grands frais au nom du développement durable : gabegie économique, non-sens écologique, désastre humain sur la planète. Quand il le faut, on se met sur les rails. Ici aussi : sagesse et rébellion.

Saint-Sébastien toujours : menace d'installation d'une usine destinée à produire de l'électricité à partir du gaz - énergie fossile, pollution, peu d'emplois - sans concertation avec la population. Où est la transparence ? Les techniques de piégeage, bien rôdées par les pourvoyeurs de forfaits à la «conso», vont désormais se reporter sur les fournisseurs privés d'énergie. Sur mon toit, les panneaux solaires installés depuis trois ans produisent l'électricité gratuite suffisante à mon usage. Même en Creuse, il y a du soleil. A Chamsanglard et Jouillat, un monstrueux projet de remembrement prévoit de réunir 2 500 hectares, détruire 42,8 km de haies pour en replanter 7 et recalibrer un ruisseau. Ceci au supposé bénéfice de 20 exploitants agricoles sous les auspices d'un conseil général peu convaincu mais laissant faire. Comment un projet archaïque, dispendieux et écologiquement catastrophique peut-il encore voir le jour en France sans la moindre opposition ? S'agit-il de l'issue d'un dossier obsolète ou bien d'une conséquence logique du Grenelle : un peu plus d'agrocarburants ? Les Creusois vont-ils sortir avec les fourches pour chasser les inconséquents de leurs terres, certes pauvres, mais encore fertiles ?

Mardi

Semer la diversité

Au jardin, les vraies urgences : semer la diversité. Multiplier autant qu'il est possible les variétés ne figurant pas au catalogue, donc hors la loi, et les redistribuer dans la plus grande gratuité en attendant l'interdiction de faire son jardin. Aux Etats-Unis, Monsanto propose une loi interdisant les potagers. Il va falloir discuter avec la Maison Blanche qui vient d'en créer un. Faire son purin d'orties ou de consoude, user du bien commun avant qu'il ne soit entièrement marchandisé. A Bègles, invité par Noël Mamère, nous avons inauguré des Jardins partagés semés à l'aide de graines issues de la diversité en péril - en accord avec le Mouvement des semeurs volontaires et que nous, citoyens du jardin planétaire, avons mission de conserver pour le bien de tous. Objectif : préserver les souches capables de régler les questions d'autosuffisance en des régions où les sols et les climats ne permettent la venue des plantes officielles qu'à coups d'engrais massifs et de pesticides destructeurs au seul bénéfice des multinationales de l'agrochimie. La dernière innovation, le Cruiser, remplace l'inadmissible Gaucho destructeur d'abeilles ; il s'avère plus néfaste encore, continuant de manifester sa toxicité à très haute dilution. Quel mauvais jardinier se mêle de gérer le territoire en semblant ignorer qu'il est habité par des humains, des animaux, des plantes dont la disparition entraîne fatalement la disparition du jardinier lui-même ?

Mercredi

Cagoules et pirates

De tous les pays où je voyage, la France est le seul qui accueille les visiteurs avec les armes. Tel est le spectacle de la gare d'Austerlitz où je passe pour me rendre vers le Nord. Paris résonne de sirènes. Et bientôt du cri des manifestants. Ils seront encerclés, soyons sûrs, de surveillants armés, encagoulés, eux, comme s'ils avaient, par avance, quelque chose à se reprocher. Quelle loi à venir pour les cagoules et les pirates ? Pour quels pirates ? Ceux qui se servent d'une création en la copiant sur le Net ou ceux qui veulent à tout prix tirer partie des copies alors que l'oeuvre, à sa fabrication, a déjà été payée ? Nous ne sommes pas propriétaires des paysages sur lesquels se pose le regard des autres. Je suis pour le copyleft.

Jeudi

Un jardin pour le loup à crinière

Soleil à Maubeuge. Les dégâts de la tornade d'août justifient un projet sur les bastions Vauban. Au parc zoologique, quelques animaux rares, brillants de poil et fiers d'allure, manquent de place. Un loup attire mon attention. Elégant, inquiet, fin de museau, les oreilles dressées comme celles des fennecs, on le dit timide et végétarien. Nous ferons un jardin pour le loup à crinière de Patagonie. Voilà enfin un vrai sujet. Ce parc ne sera pas coté en Bourse comme Paradisio de Belgique. Ici on attend que la Bourse meure de l'intérieur, par implosion. Sagesse et rébellion.

Vendredi

Merci Julien

United Airlines fera payer double tarif aux obèses. Fabriquer les malades puis les taxer, voilà une idée : le capital se refait une santé. Il persiste à son travail de destruction. Seuls les ignorants parlent de la crise. Les autres la fabriquent pour s'adonner à l'aise au jeu des plans sociaux et des parachutes dorés. Dexia cyniquement s'amuse. Le bruit que j'entends là, venant des parcelles atomisées de la rébellion - isolées, désormais réunies en une voie lactée - ce corps désormais constitué s'avance, oui c'est bien l'insurrection qui vient. Merci Julien.

Gilles Clément, le 25 avril 2009.

COMMUNIQUE

Par son vote du 6 mai 2007 la France a choisi le projet qui nous engage tous dans la mécanique de destruction de la planète :

-où la santé des entreprises prime sur la santé des individus.

-où la population assujettie à la Bourse règle son action sur les fluctuations du marché.

-où le CO2, coté en Bourse par le biais des droits à polluer, devient une valeur sûre.

-où la pollution en général est une monnaie d’échange.

-où le développement durable sert de caution aux pratiques non écologiques.

-où l'on instaure le biocarburant issu de cultures dévastatrices, exigeantes en intrants polluants, constituées de plantes manipulées génétiquement, excluant la diversité de territoires immenses et monotones, en laissant entendre qu'il s'agit d'actions respectueuses de l'environnement.

-où la question du transport et de ses pollutions n'est pas remise en cause.

-où l'option déterministe du dirigeant le plus en vue de ce nouveau gouvernement conduit à une discrimination systématique ne laissant émerger que les disciples performants de l'Ordre Marchand.

-où le racisme de société devient une règle discriminatoire ordinaire.

-où la peur instituée renforce la puissance des gardiens de l'Ordre.

-où la France perd son existence, devient une étoile supplémentaire sur le drapeau étatsunien tandis que disparaît une étoile sur le drapeau de l'Europe.


Le Jardin Planétaire, pays sans frontière et sans drapeau, sans nécessité de guerre, armé de la seule volonté des passagers de la Terre, se présente comme un projet général intéressant le jardin dans sa plus modeste comme dans sa plus vaste dimension, couvrant l'espace urbain comme l'espace rural, interpellant le politique dans sa fonction la plus modeste ou la plus étendue. Il sollicite l'ensemble des acteurs de la société sur le rôle de chacun pour :

-exploiter la diversité sans la détruire.

-donner à tous les êtres une chance d'avenir selon un processus non discriminatoire de l'évolution, non déterministe et non arbitrairement sélectif.

-engager une politique de non accumulation de biens surnuméraires et polluants.

-développer les énergies douces et autonomes.

-élaborer une mondialisation nouvelle non inféodée à l'Ordre Marchand.

-créer un réseau de projets locaux éclairés par une vision élargie et tolérante où les constituants naturels et culturels issus du brassage planétaire dictent les règles d'une économie locale.

-instruire une exploitation biologique du sol, favoriser les complexes écologiques industriels de recyclage de l'énergie.

-développer des pratiques visant à maintenir ou renforcer la qualité biologique des substrats : eau, air, sols.

-en toutes circonstances favoriser l'invention de la vie, l'expression de sa diversité.

-envisager le développement imprédictible du Jardin comme une possible source de renouvellement et chaque jour s'en étonner.

Considérant le Jardin Planétaire comme l'essentiel de mes préoccupations, considérant que les actions nécessaires à son émergence ne trouvent aucune chance d’expression dans le projet de société choisi par la France le 6 mai 2007, refusant de porter ma caution aux agissements du gouvernement en place, je décide d’orienter mes interventions, mes efforts et toute mon énergie à la mise à bien du projet Jardin Planétaire, là où en toutes circonstances il est possible de développer un projet utile à l'humanité et non dirigée contre elle .
En conséquence j'annule la totalité des engagements pris auprès des services publics et privés sur le territoire français à l'exception des instances officielles ou non officielles où, de façon avérée, s'établit la résistance .

Gilles Clément

La Vallée le 7 mai 2007

RESISTANCE: espace partagé par un ensemble volontaire où se rejoignent et s'organisent les tenants d'un projet politique et social. La résistance fonde les bases d'une histoire à venir où se joue l'équilibre des sociétés humaines et des milieux dans lesquels elle évolue et dont elle tire constamment parti. Pour les êtres rejetés dans l'ombre elle offre une plage de lumière, une perspective, un territoire mental d'espérance.

Le Rayol le 9 mai 2007