Ce texte de Raoul Vaneigem traduit avec clarté et précision la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Nous devons abandonner le "faire" "par obéissance" et développer un autre "faire", celui qui nous laisse encore la possibilité de créer en échappant à la névrose de la consommation.

Voilà, c'est tout.

Gilles Clément

---- texte de Raoul Vaneigem -------------------------

GILETS JAUNES, ENCORE UN EFFORT EN FAVEUR DU VIVANT ! 

Tandis que nous assistons à l’effondrement mental, économique, politique et psychologique d’un monde gouverné par le Profit, de nouvelles formes de résistance pointent partout. Elles marquent une franche rupture avec l’autoritarisme et la bureaucratisation qui caractérisent les luttes anciennes et, dans la foulée, expliquent l’échec du prolétariat à créer une société sans classes.

L’apparition des Gilets jaunes a réveillé chez des milliers d’hommes et de femmes le sentiment et la conscience d’une évidence : nous sommes riches d’une vie sans cesse appauvrie par l’obligation de travailler pour survivre. Quoi d’étonnant si le Pouvoir s’emploie à occulter, par le mensonge et la matraque, ce qu’il y a de subversif dans la simple joie de vivre ! 

L’agitation spontanée n’a plus besoin de gilets pour se propager avec une liesse pour le moins absente des défilés braillards de l’anti- capitalisme. Les chefaillons de droite et de gauche en demeurent effarés. Les manifestants eux-mêmes semblent, tels des enfants, déconcertés par leur soudaine audace. On invoque des prétextes raisonnables mais personne n’est dupe. 
La revendication maîtresse, c’est la vie. Une vie éminemment précieuse, une vie indûment menacée par les boutiquiers de la mort. Une vie qui se veut libre et ne s’encombre ni de religions, ni d’idéologies, ni de politique, ni de structures hiérarchiques, étatiques et mondialistes. 

La vie avant toute chose est le fusil brisé qui par le harcèlement de son omniprésence empêche la transformation du sujet en objet, de l’être en avoir, de l’existence en marchandise. 

Pourtant, jamais le nihilisme n’a été à ce point la philosophie des affaires. Ce qui se prépare à orienter notre sort, c’est un « lâchez tout ! » dû à l’écœurement d’un monde sans cœur. 

Nous sommes pris au piège d’un univers où l’envers vaut l’endroit, où la salauderie des bons sentiments, le cynisme des assassins de l’ordre et du désordre, et la veulerie d’une déshumanisation à froid ont accumulé une immense fatigue qui n’a qu’une pressante envie, celle de faire le vide.

Il va de soi que le réflexe du « lâchez tout ! » diverge dans ses intentions selon qu’il s’abandonne au réconfort de la mort ou qu’il mène en faveur du vivant une guérilla sans autre arme que l’exubérante ingéniosité dont la nature humaine détient les secrets. Le camp de la vieille tradition apocalyptique prophétise une chute dans les abîmes du désespoir, il conjecture un suicide humanitaire programmé par l’autodestruction capitaliste. Mais, ce faisant, il suscite dans le camp adverse un grand sursaut de vie. Les rues et les consciences s’emplissent comme l’air du temps de résonances où la radicalité rayonne en silence. Rien n’est fini, tout commence !

Si nombreux que soient les séides de la servitude la plus vile, du ressentiment agressif, de la haine et de la délation, il se trouvera toujours un élan de générosité pour révoquer leur emprise.

Tous les Pouvoirs sont des citadelles délabrées auxquelles nous prêtons fermeté en leur faisant allégeance. Quand serons-nous dissuadés de laisser s’incruster en nous l’autoritarisme que nous prétendons combattre ?

Sans chefs, sans meneurs autoproclamés, sans appareil politico- syndical, les insurgées et les insurgés de la vie quotidienne tissent l’étoffe d’une véritable société humaine. Le possible a besoin d’imagination. La curiosité est insatiable. 
Le retour à la vie verra le triomphe de l’acratie, à savoir le dépassement de ces régimes baptisés démocratie, aristocratie, oligocratie, ploutocratie qui proposaient en commun un bonheur dont le peuple a encore les fesses écorchées. 
Le retour à la vie implique le retour au local, la reconversion en individu autonome de l’individualiste et du calcul égoïste qui le déshumanise.

Seul le recours à une pratique expérimentale et poétique de l’autogestion et de l’harmonisation des désirs, permettra d’aborder concrètement la question du gouvernement du peuple par et pour le peuple.

Ne nous suffit-il pas de contempler les ruines des empires et des États qui nous ont dicté leurs lois et vomi leurs ordres, pour vaincre la pusillanimité qui nous empêche d’ouvrir une voie à l’auto- organisation sociale ? 

n aura beau jeu de railler la Commune de Paris, écrasée par la bourgeoisie, les soviets d’ouvriers, de paysans, de marins, liquidés par les bolcheviks, les collectivités libertaires de la révolution espagnole, décimées par le Parti communiste. Mais ce sont là des tentatives à peine esquissées dont il nous appartient de tirer des leçons salutaires. Puisque tout semble perdu, qu’avons-nous à perdre en multipliant la création de petites collectivités soucieuses d’aborder localement et concrètement les problèmes que l’État et ses commanditaires monopolistiques ne peuvent traiter que de façon mensongère, statistique, abstraite?

Dans la débâcle du "lâchez tout", nous allons apprendre à ne lâcher rien.

Ce qui est donné sans réserve possède en soi la grâce de l’effort qui l’aide à s’épanouir. 

L’audace est au cœur de tous les désirs de vivre. 

Raoul Vaneigem, Juillet 2024.