La Préséance du vivant
Gilles Clément et Coloco / Pablo Georgieff, Miguel Georgieff, Nicolas Bonnenfant
Depuis plus d'une décennie, suite aux effets des crises écologiques répétées, une transformation fondamentale de nos pratiques de projet opère pour mieux anticiper ou réparer les effets induits par les changements climatiques. Inspirés par les travaux de penseurs tels que Philippe Descola ou Bruno Latour (1), un certain nombre de pistes conceptuelles renouvellent notre rapport au vivant, sur le plan théorique. Simultanément, le nombre d’initiatives croit de jour en jour, qui sans aller nécessairement dans une direction très claire annoncent une profonde mutation de nos systèmes de pensée et de relations au monde (2).
Dans cette perspective et en tant que commissaires de cette Biennale du Paysage 2022 à Versailles, nous avons proposé le thème La Préséance du vivant et réfléchi avec le comité de rédaction des Carnets du Paysage à la structure de ce numéro qui lui servira de catalogue. Cette édition accompagne ainsi l'exposition et le jardin qui concrétisent in situ ce qui est ici proposé sur un plan plus théorique.
GILLES : L’idée de la Préséance du vivant vient de la prise de conscience du fait que nous, humains, dépendons du vivant dans son ensemble. Nous sommes à l'extrémité d'une chaine de prédation. Nous dépendons de tout ce que nous exploitons. Tous les animaux sont des prédateurs. Nous sommes des animaux dotés d'un cerveau sans doute un peu trop gros et mal utilisé. Nous vivons en permanence dans une illusion de la maîtrise sur le reste du vivant par une confiance faite en la technologie qui nous met à distance de ce que j'appelle le génie naturel, c'est à dire de l'intelligence biologique de tous les êtres vivants non humains. Ils étaient là bien avant nous, ils ont mis au point des manières de vivre dont nous devrions tenir compte en nous en inspirant pour pouvoir continuer à vivre sur cette planète.
Nous avons bien conscience que ce discours est anthropocentré, dans le sens où cette Préséance du vivant vise à protéger les humains. Cela s'explique par le fait que nous sommes dans une position de fragilité face à d'autres espèces, en particulier face aux végétaux qui, eux, vivent en autonomie énergétique ce qui est loin d'être notre cas. C'est donc bien la source même de notre dépendance -le monde végétal et animal-, qu'il faut intégrer en priorité dans les projets de paysage, d'urbanisme et d'architecture. Toutes les autres façons de travailler les projets ne sont pas à rejeter mais à placer en seconde position derrière le principe de protection et de développement de la biodiversité.
NICOLAS : Comment ce principe s'applique-t-il au paysage et au métier de paysagiste, basé sur le projet?
GILLES : La notion de Préséance du vivant est apparue lorsque nous avons travaillé sur les 55.000 hectares de « Nature » de la ville de Bordeaux (3). Depuis le milieu du XIXe siècle, les villes s'agrandissent sur les terres arables, en épuisant le garde manger, se privant ainsi d'une autonomie vivrière et en créant le besoin d'une nécessaire importation donc d'une dépendance. Nous devons prêter une attention particulière à ce mécanisme du développement et en proposer des alternatives afin de récupérer un équilibre entre ce qui se produit et se consomme.
En privilégiant ainsi le vivant on met au second plan le fonctionnalisme et le formalisme traditionnellement au premier rang dans le développement des villes. Si l'on prend l'exemple d'un parcours à faire entre le point A et le point B dans un terrain plat comme la région bordelaise, on dessinera sans réfléchir une ligne droite. Mais si l'on prend en compte le vivant, ce ne sera pas ça du tout, parce qu’alors on évitera de passer sur la rivière, de traverser un marais, de combler une mare, autant de biotopes où vivent les espèces. Ou encore, on s’abstiendra de détruire un hameau où habitent des humains qui n'ont pas envie de s'en aller. Finalement le dessin issu de cette prise en compte décrit des courbes et rallonge le parcours : on n'est plus du tout du tout dans le même projet d'urbanisme. On est dans un autre monde où ce n'est pas la rentabilité de l'usage du temps qui domine mais la vie tout court...
NICOLAS : En somme c'est un monde de collaboration avec le vivant, de relations aimables. Le projet de paysage, qui n'est censé être qu'un moment dans cette relation au vivant, s'insère dans des cycles de vie, dans des temporalités longues et des complexités beaucoup plus grandes. S'immiscer dans ces cycles consiste à penser avec la vision la plus lointaine possible, comme Francis Hallé le propose actuellement dans la création d'une forêt primaire en Europe (4). Cette fusion entre le projet visionnaire et l'utopie réaliste collective est sans doute une façon contemporaine de combiner l'urgence et les horizons lointains, la responsabilité immédiate et le désir de rêves encore possibles.
GILLES : C’est un changement de mode de vie, pas uniquement de pensée mais aussi de façon de se comporter. Si on met le vivant en avant, ce n’est pas seulement le paysagiste ou l’architecte qui sont concernés, c’est tout le monde. Chacun est responsable de sa façon d’agir au quotidien. Il s'agit bien d'aborder la question d'un changement de mode de vie. Considérer le vivant comme prioritaire a de grandes conséquences sur des métiers tels que nous les nôtres (paysagistes, jardiniers) car nous travaillons avec le vivant. On peut désirer changer de mode de vie, c’est essentiel, et on peut ajouter que c’est possible ! Il ne s'agit pas seulement d'un rêve. Dans le cadre de cette Biennale du Paysage on montre ces changements, il y a des projets mais aussi des réalisations et des personnes qui viennent parler de leurs expériences.
MIGUEL : Nous parlons ici de notre capacité à rester dans un projet en évolution. Il s’agit d’un dialogue permanent entre l’homme et le reste des êtres vivant, qu’il faut réinterroger à chaque fois qu’on intervient sur le terrain, à toutes les échelles.
PABLO : La préséance du vivant peut donc se définir en trois points qui consistent à développer un réflexe de survie, un mode d'attention, enfin un code de conduite.
Le réflexe de survie est au début de l’action : si nous ne mettons pas le vivant en premier ligne de nos préoccupations, nous humains, nous le détruirons consciemment ou inconsciemment, par négligence, par méconnaissance.
Par mode d'attention nous entendons la réappropriation de la connaissance du vivant de ceux qui nous ont précédé, ce qui suppose de nous replonger dans les manuels et de réapprendre. Il faudra ensuite y consacrer le temps nécessaire sur le terrain, et ainsi retrouver une pratique davantage liée à la terre qu'aux représentations numériques des paysages.
Enfin le code de conduite, implique une façon de travailler autrement s’agissant des paysagistes mais aussi d'autres métiers - industriels, banquiers, agriculteurs. C'est une autre façon d'évoluer. Fait partie de ce code le fait de ne plus financer des projets aveugles polluants ou de ne plus enseigner les techniques meurtrières qui détruisent la planète.
GILLES : La transformation principale de notre pratique de paysagistes se trouve dans l'acceptation de l’instabilité, de cet équilibre toujours dynamique du vivant qui s'interprète et se comprend dans le temps. Celui que j’ai appelé le jardinier planétaire (5) agit en collaboration avec les inventions du vivant : la vie change, se transforme, va dans le sens de l’évolution. Le climat change, d’autres espèces mieux adaptées à ces changements s'installent. Mais les gestes qui consistent à protéger le vivant ne changent pas forcément, ils ont toujours les mêmes valeurs…
MIGUEL : Si nous voyons le jardin comme un enclos où se trouve le meilleur, ce qu’on a de meilleur à offrir aujourd’hui est un comportement protecteur du vivant. Dans cette perspective on peut accepter le temps comme un allié et travailler sur la durée. Aujourd'hui, on se rend compte que l’on est dans une sorte de tension très forte qui nous engage à agir simultanément dans l'urgence et sur le long terme. Mais notre métier doit aussi réaliser, construire ces situations de projet dans le respect maximum de la vie. Comment transmettre et agir avec cette idée complexe qui nous déstabilise dans la pratique du projet de paysage ?
GILLES : La transmission peut se faire à partir de l'exemplarité. A partir des expériences pratiques en cours ou déjà réalisées, qui vont pouvoir convaincre ceux qui ont le pouvoir, qui décident et qui, pour l'instant, ne font rien ou si peu. On se servira de ce qui est positif pour multiplier les actions locales sans dépendre des décisions d'un Etat soumis à la puissance des lobbys du marché. Nous devons agir sans attendre parce qu'il y a urgence. Les politiques prennent toujours les décisions avec un temps de retard et lorsque le pouvoir transnational s’engage il est souvent un peu tard.... On ne peut continuer à se donner bonne conscience en créant des réserves de biodiversité tout en détruisant toute cette biodiversité au-delà des limites des réserves créées. Mais il arrive parfois que la richesse écologique soit une conséquence des activités humaines, comme sur les salins ou d'autres milieux anthropisés, c’est intéressant d’expliquer cette possibilité de rencontres et d’enrichissement réciproque possible.
MIGUEL : Changer de cap c’est l’urgence ! Et certains y réussissent en transformant leurs pratiques, en modifiant leurs habitudes, et en suivant d’autres modèles culturels. C’est ce qu’ont fait le lycée Jules Rieffel ou la Ferme du Bec Hellouin par exemple (6). Par ailleurs, il est important de s'enrichir d'une diversité de regards et de sources d’inspiration complémentaires sur l'art de vivre afin d'éviter l'arasement culturel qui condamne tous les humains à la même consommation.
Je reviens sur cette question du changement de modèle culturel à opérer qui passe par la question du modèle de convoitise tel qu'Hervé Kempf en parle en citant l'économiste Veblen : que pouvons nous montrer qui fasse envie aux autres ? Comment peut-on évoquer ce changement à propos du jardin ? Comment utiliser le jardin comme lieu d'expression de ces changements?
GILLES Le changement culturel est ce qu'il y a de plus difficile et de plus lent à faire émerger en comparaison avec les évolutions technologiques immédiatement appréciées. Pour évoluer dans une direction positive bien que soumise à la technologie on peut offrir des outils adaptés à la non destruction du vivant. Mais faire accepter comme bonne une herbe que tout le monde considère mauvaise, ça c'est beaucoup, beaucoup plus difficile. Il faut de la pédagogie et de la patience
MIGUEL Alors quels nouveaux modèles pour installer cette nouvelle culture au sein du vivant?
GILLES Cette question renvoie à celle du rôle du jardinier aujourd'hui. Il a été mis de côté, remplacé par les machines et quelques humains robotisés devenus techniciens de surface. Mais on est en train de redécouvrir l'importance du rôle du vrai jardinier, celui qui connait le vivant et qui prend les décisions sur le terrain pour en sauvegarder la vie tout en exprimant une dimension créatrice. Il est à la fois un savant et un artiste.
Il peut intervenir à toutes les échelles, urbaine, péri-urbaines ou rurales mais il assure de toute façon un suivi de la transformation dans le temps. Les paysagistes ne peuvent plus être liés par un contrat avec un commanditaire sur le modèle des architectes dont la mission s'achève à la réception du chantier. Qu'on arrête de nous payer au pourcentage du montant des travaux : c’est une méthode perverse qui pousse les paysagistes à faire du béton car les plantes ne pèsent pas cher dans le budget du chantier. Et que l'on soit sollicité pour travailler dans le temps comme un jardinier. On gagnerait autant, mais pas du tout de la même façon. Pour revenir à ce changement de culture on peut dire que l’un des rôles essentiels du jardinier aujourd'hui est celui d'interprète. Il dialogue en permanence avec le vivant non humain et doit de la sorte modifier tout e temps son point de vue.
MIGUEL Ça oblige à une compréhension du vivant. Une connaissance du vivant doublée d'une sensibilité et d'un émerveillement. Il faut préserver ces deux aspects pour intervenir dans les cycles du vivant.
GILLES Parlons aux enfants. Ce sont eux qui s'étonnent, découvrent et comprennent à partir de l'expérience et c’est à eux qu’il faut d’abord enseigner en leur disant oui, ça s'appelle comme ça, ça sert à ça, etc. Cet enseignement par l'étonnement va orienter leur vie. Plutôt que de leur dire chaque fois qu’un insecte inconnu s’approche d’eux « C'est dangereux, il faut écraser, il faut tuer, c'est sale ! » donnons leur le nom de l'espèce en cause et expliquons son rôle dans l'écosystème. Cette pédagogie du vivant doit être adaptée à tous les niveaux, de l'école maternelle aux grands financeurs de projets polluants...
MIGUEL Il faut opérer une sorte d'apprentissage en commun dans les jardins, la construction d'une relation avec les jardiniers qui leur permette de comprendre les principes, la direction et l'invention de ce paysage. Le parcours, le chemin et le geste précis c'est eux qui le réalisent.
GILLES À ce propos je renvoie au « guichet du savoir » : communication entre tous les jardiniers du domaine du Rayol via un échange sur leurs portables. Ils m'ont mis sur leur liste, je reçois les messages et les photos. Ils posent leurs questions : "Est-ce que cette plante est toujours comme ça?", "Est-ce que tu peux me dire le nom de cet insecte, cette graine est-elle mature ? C'est touchant et encourageant. Ils n'attendent pas de réponse de moi. Il y en a toujours un ou une parmi eux qui saura trouver la juste réponse.
MIGUEL On comprend qu’au-delà des supports technologiques, c'est le dialogue qui est important. La pratique du jardinier est combinée aux livres et aux idées. De ce dialogue nait l'enrichissement du jardin fruit d'une observation et d’une pratique quotidienne.
PABLO : On peut articuler ce changement de mode de vie à la question de l’esthétique du jardin qui est au cœur du métier de paysagiste. La figure du jardin à différentes échelles et dans différents contextes pourrait ainsi devenir un lieu de pédagogie, de rencontres et d’expérimentations.
GILLES : Les centres d’enseignement et tous les lieux où il y a une pédagogie sur les jardins jouent un rôle essentiel. Le changement d’état d’esprit de ce qui se passe à Arc et Senans (7) par exemple est étonnant. Ils étaient avant dans une optique patrimoniale où seule comptait la vision du jardin comme œuvre d’art historique. Et puis tout à coup ils on adopté l’idée du jardin en mouvement et tout a changé. Le gestionnaire y trouve vraiment son compte car on exerce ses compétences en les enrichissant, au fil de l'expérience, avec le droit à l'erreur et à l'adaptation permanente, ce qui rend le travail plus fécond. On abandonne l'idée de contraindre un jardin à l'image dessinée par son concepteur, ce qu'on rencontre souvent comme difficulté et frustration des jardiniers, qui perdent leur capacité d'initiative.
PABLO : Concernant l’entretien des jardins, il y a vraiment une opposition entre les tenants d’un ancien modèle fondé sur la technique, qui appuie cette idée et les gestes liés à la maîtrise des évolutions du vivant ; et cette nouvelle manière de faire plus respectueuse de la vie, qui engage en même temps une révolution esthétique. Ce que nous cherchons à montrer dans cette Biennale du Paysage c’est comment finalement ce privilège accordé au vivant est une question de compréhension et d’acceptation. Il est certains que nos jardins sont parfois très difficiles à photographier, comme celui de la Manuffature Knos, à Lecce (8). Il ne s'agit pas d'une pure conception esthétique mais d'une installation du vivant dans le temps. Il y a dans ces chantiers collectifs deux dimensions qui s'enchaînent : l'esthétique de la rencontre, d'une création qui se développe telle une performance, avec ses moments forts de collaboration en équipe, et puis l'évolution des végétaux, plantés ou spontanés, qui créent des situations d'enrichissement biologique possibles, dans un temps plus long et sans jardinier. Et là, l'émotion sensorielle provient des modes de cohabitation que les plantes trouvent entre-elles, comme une résultante de relations heureuses entre vivants. C'est cette beauté issue du bien-être des plantes comme associations qui renouvelle les critères d'appréciation du jardin, au delà des idées de composition, ou d'une installation de formes dans l'espace, qui est aujourd'hui dépassée sans pour autant nier son héritage. On dessine de moins en moins en plan une figure à construire, et on projette avec une prédominance de la vision du temps, de l'évolution et des aléas à intégrer dans la vie du projet.
GILLES : La résolution esthétique nous incombe. Ce n'est pas une raison pour qu'elle nous encombre. Après avoir mis au point une sorte de stratégie d'accompagnement qui permet l’expression de toute cette biodiversité voulue, comment fait-on pour la rendre acceptable et compréhensible, mais aussi pour que tout le monde soit concerné par elle sur le plan esthétique ?
Une prairie qui pousse librement, d'apparence confuse, peut se rendre lisible à partir d'une mise en scène tel que le cadre d'herbe tondue; un chemin va demeurer perceptible dans la profusion végétale parce qu’il est en légère surélévation, il peut valoriser le milieu qu'il franchit s'il est bien entretenu, laissant comprendre que les espaces végétalisés, aux espèces entremêlées, sont voulus. Il ne s'agit pas de terrains abandonnés. Cette résolution esthétique peut faire l'objet d'interventions nécessaires, elle n’est jamais définitive, jamais figée dans un modèle de gestion, elle peut changer en fonction de ce qui se passe. C’est pourquoi le jardinier est forcément un artiste, c’est lui qui réinvente tout le temps l’esthétique changeante du jardin.
MIGUEL : Du coup cette esthétique-là, comme résultat de l'action du jardinier, est dans un aller-retour entre le faire et le non-faire. En acceptant d’abandonner la maîtrise totale et en permettant à d’autres de collaborer à la transformation du jardin, le regard peut trouver des occasions d’émerveillement. L'essentiel de notre travail est de l'anticiper, le proposer, laisser advenir des interrelations bien plus complexes que celles désirées consciemment. Et c'est dans ce cas que l'imprévu bouleverse toutes les références esthétiques, les questionne et les dépasse très souvent. J'aime partager cette vision de Saint Exupéry, qui m'a été transmise par Véronique Mure : « L’avenir n’est jamais que du présent à mettre en ordre. Tu n’as pas à le prévoir, mais à le permettre.(9) », et que nous essayons d'appliquer à tous les projets, à toutes les échelles.
NICOLAS : On peut au jardin en définir certaines lignes directrices qui sont à préserver ou à établir, et qui permettent sur cette base de laisser libre cours aux envies et aux évolutions des modes de jardinage basés sur la réalité des phénomènes évolutifs.
GILLES : Cet abandon de la maîtrise suppose d’accepter un partage de la signature Il faut accepter l'idée qu'on n'est pas tout seul à intervenir dans un espace donné. Nous sommes plusieurs groupes humains sur le même projet donc plusieurs co-signataires. Il faut ajouter à cela l'invention permanente du vivant et les choix des gestionnaires qui s'occupent de l'évolution du jardin.
MIGUEL : Cette esthétique, enrichie par sa complexité, nous incite à passer plus du temps au jardin et à le contempler avec plus d'attention. Etre au jardin, y passer du temps sans forcément s'agiter au travail, est l'une des pistes pour comprendre et se comprendre comme vivant,
sensible (10).
Nous proposons dans cette Biennale du Paysage en tant que commissaires de faire l’expérience d’une série de moments mettant en évidence nos relations au vivant. Il en résultera un éventail de sensations dont chacun sortira, on l'espère, avec une vision enthousiaste lui donnant envie de faire à son tour, chez lui, chez les autres, dans l'espace public, et de s'investir physiquement dans son espace de vie.
Finalement, la préséance du vivant n'est pas une idée, c'est une pratique, un langage, une transformation esthétique en cours. On peut aussi parler d'un accord avec les autres vivants. Pour l'instant, on se lie d'amitié, on essaie de se rencontrer sur d'autres bases qui ne sont plus seulement dans un rapport de domination
GILLES Oui il s’agit d’accepter le foisonnement et surtout l'autre, sa façon de vivre ou de penser, et ce que l'on ne connaît pas forcément. Ce qui commence par sa reconnaissance, par ce qui le différencie. Car, au début, quand on ne sait pas le nommer, on ne sait pas établir les traits qui le singularisent. Ainsi par exemple la plupart des gens ne se rendent pas compte qu'il y a cinq espèces d'arbres à tel endroit alors qu’ils n’y voient qu’une seule masse verte, comme des myopes.
PABLO Ainsi nous espérons apporter des pistes nouvelles, en proposant des expériences différentes. Le "potager des Autres", qui est une œuvre collective pour la création d'un jardin durant cet événement, sera une occasion de mettre en pratique cette envie de partager, ce désir de reconnaître l'Autre.
GILLES Une acceptation de l'Autre comme un potentiel d'enrichissement du futur.
Avec un ajout fondamental qui vient des balinais : « il faut que l'Autre soit heureux! »
Notes :
(1) Sur ces apports lire Philippe Descola : "Par delà Nature et Culture", Folio poche, 2015 et la "Composition des Mondes", Flammarion, 2014 et Bruno Latour : "Face à Gaïa", La Découverte, 2015 ou encore "le cri de Gaïa, penser la terre avec Bruno Latour", sous la direction de Fréderique Aït Touati et Emanuele Coccia, La Découverte, 2021.
(2) Lire Gilles Clément, "L'alternative ambiante", Sens et Tonka, 2014.
(3) Etude Bordeaux 55000 hectares de Nature, Communauté Urbaine de Bordeaux, 2015-2016.
(4) Francis Hallé, "Pour une forêt primaire en Europe de l'ouest", Actes Sud, 2021.
(5) jardinier planétaire
(6) Le lycée Jules Rieffel à Saint Herblain forme de jeunes jardiniers aux principes du jardin en mouvement. Ils conduisent un jardin en permanente évolution dans le cadre de leur enseignement pratique.
(7) Arc et Senans
(8) " Asfalto mon Amour" est le projet de création d'un jardin sur un parking de la Manuffature Knos, à Lecce. Ce jardin est une œuvre collective basée sur le principe d'indécision, c'est à dire sur la necessité de laisser ouvertes le plus possible d'initiatives ultérieures qui pourraient enrichir le projet. Ces ateliers ont commencé en 2013 et se poursuivent encore, et ont donné naissance à la Scuola del Terzo luogo.
(9) Antoine de Saint-Exupéry, « Citadelle ». Gallimard, 1948.
(10) Voir à ce propos , "Pour une écologie du sensible", Jacques Tassin, Odile Jacob, 2020.