Le journal de l'écrivain dans Libération.
Autant de sagesse, autant de rébellion.
Samedi
Un puma ?
Au siège de l'association Paris-Sarajevo, on dresse un tableau des villes broyées de Bosnie, partagées en clans, ethnies, obédiences inconciliables. Le Centre André-Malraux songe à l'opportunité d'un regard de jardinier sur les paysages défaits de Stolac, paysages mentaux, interstices d'où émergent les friches, jardins abandonnés, possibles plages de contact entre les demeures offensées. Faut-il dresser un herbier de la guerre ou inviter la nature à dessiner seule, par son indomptable pouvoir, un territoire de réconciliation ? J'irai en août. D'ici là, je trouverai bien une flore dalmate, un précis des Balkans, quelque ouvrage savant rédigé en toute sérénité par un naturaliste hors conflit, installé dans la bulle magique, intemporelle, de la science. Je quitte la rue de Saintonge avec un album de Bilal dédicacé : un trait unique - prodige d'expression - une tête de félin gueule ouverte. Un puma ? Je me suis demandé combien d'années pour ce trait d'une seconde.
Crest, Drôme. Lecture publique à l'Espace Liberté où l'artiste et poète Caroline Sagot-Duvauroux me présente. Elle interroge la langue écrite, évoque les scansions et la musique des textes. Elle va au fond des mots. Il y a du monde, on rajoute des chaises. Je lis des extraits du Salon des berces, mon dernier ouvrage. A la fin on parle. Des belles choses et du temps mauvais. Surtout du temps mauvais. Comment conjurer l'étroitesse du quotidien, l'injure faite à l'esprit, donc à l'humain, par une autre vision du monde ? On parle de nos dirigeants autistes arc-boutés aux convictions de l'économie capitale, celle qui nous détruit. Ce soir sous les voûtes blanchies à la chaux de l'Espace Liberté : autant de sagesse, autant de rébellion.
Dimanche
Sauf aux poètes et aux chiens
Un rosier de Banks retombe jusqu'au bas des murailles parmi les lierres et d'autres lianes. Partout, des herbes fleuries, fragiles, emmêlées. En cette saison, dit Michel, j'interdis le jardin. Sauf aux poètes et aux chiens. Je veux bien être un chien. On est plus près des fleurs.
16 heures, Sérignan du Comtat, le village de Fabre. Quel autre banquier que l'humaniste Albert Kahn garderait auprès de lui, en guise de chevet, les Souvenirs entomologiques du grand naturaliste ? Et d'ailleurs, en ces temps de com - com à tout va, com partout, com point - qui se soucie des insectes, clef du Jardin planétaire, maillon des chaînes fragiles dont nous sommes les ultimes prédateurs ? Il est question de parler, faire de la com, grenelliser l'écologie, lui voler son vocabulaire et se lancer dans le green business au nom du développement durable, donc du développement. Je refuse l'interview d'une journaliste censée faire mon portrait pour le glisser dans la liste d'un Who's Who du développement durable ! Pendant que la com s'amuse à ne surtout parler de rien, les médias et les politiques de tous bords s'enlisent dans de futiles commentaires sur les écarts de langage d'un dirigeant énervé dont on devrait, depuis longtemps, cesser d'attendre une quelconque lumière. Sommes-nous riches au point de perdre notre parole en d'inutiles et luxueuses querelles tandis que d'autres meurent de faim ?
Mon heure de retard-SNCF ne décourage pas les assistants venus à la conférence. Cette attention au thème du «Jardin planétaire» : mélange d'inquiétude et d' accords heureux ? Ce soir encore dans la salle : autant de sagesse, autant de rébellion.
Lundi
Désastre humain
Huit heures, dont cinq de retard-SNCF, pour rejoindre la Creuse, région dé-désservie par le service public entièrement consacré au coûteux tégévé. Le comité de défense de la gare de Saint-Sébastien lutte depuis près de quinze années pour que les trains continuent de s'arrêter en campagne, là où, précisément, on a besoin d'eux. Les autorités rétives n'ont cessé de dégrader le système afin de le rendre dissuasif. Politique du tout-voiture, qu'il faut relancer, dit-on en haut lieu - afin de consommer l'agrocarburant produit à grands frais au nom du développement durable : gabegie économique, non-sens écologique, désastre humain sur la planète. Quand il le faut, on se met sur les rails. Ici aussi : sagesse et rébellion.
Saint-Sébastien toujours : menace d'installation d'une usine destinée à produire de l'électricité à partir du gaz - énergie fossile, pollution, peu d'emplois - sans concertation avec la population. Où est la transparence ? Les techniques de piégeage, bien rôdées par les pourvoyeurs de forfaits à la «conso», vont désormais se reporter sur les fournisseurs privés d'énergie. Sur mon toit, les panneaux solaires installés depuis trois ans produisent l'électricité gratuite suffisante à mon usage. Même en Creuse, il y a du soleil. A Chamsanglard et Jouillat, un monstrueux projet de remembrement prévoit de réunir 2 500 hectares, détruire 42,8 km de haies pour en replanter 7 et recalibrer un ruisseau. Ceci au supposé bénéfice de 20 exploitants agricoles sous les auspices d'un conseil général peu convaincu mais laissant faire. Comment un projet archaïque, dispendieux et écologiquement catastrophique peut-il encore voir le jour en France sans la moindre opposition ? S'agit-il de l'issue d'un dossier obsolète ou bien d'une conséquence logique du Grenelle : un peu plus d'agrocarburants ? Les Creusois vont-ils sortir avec les fourches pour chasser les inconséquents de leurs terres, certes pauvres, mais encore fertiles ?
Mardi
Semer la diversité
Au jardin, les vraies urgences : semer la diversité. Multiplier autant qu'il est possible les variétés ne figurant pas au catalogue, donc hors la loi, et les redistribuer dans la plus grande gratuité en attendant l'interdiction de faire son jardin. Aux Etats-Unis, Monsanto propose une loi interdisant les potagers. Il va falloir discuter avec la Maison Blanche qui vient d'en créer un. Faire son purin d'orties ou de consoude, user du bien commun avant qu'il ne soit entièrement marchandisé. A Bègles, invité par Noël Mamère, nous avons inauguré des Jardins partagés semés à l'aide de graines issues de la diversité en péril - en accord avec le Mouvement des semeurs volontaires et que nous, citoyens du jardin planétaire, avons mission de conserver pour le bien de tous. Objectif : préserver les souches capables de régler les questions d'autosuffisance en des régions où les sols et les climats ne permettent la venue des plantes officielles qu'à coups d'engrais massifs et de pesticides destructeurs au seul bénéfice des multinationales de l'agrochimie. La dernière innovation, le Cruiser, remplace l'inadmissible Gaucho destructeur d'abeilles ; il s'avère plus néfaste encore, continuant de manifester sa toxicité à très haute dilution. Quel mauvais jardinier se mêle de gérer le territoire en semblant ignorer qu'il est habité par des humains, des animaux, des plantes dont la disparition entraîne fatalement la disparition du jardinier lui-même ?
Mercredi
Cagoules et pirates
De tous les pays où je voyage, la France est le seul qui accueille les visiteurs avec les armes. Tel est le spectacle de la gare d'Austerlitz où je passe pour me rendre vers le Nord. Paris résonne de sirènes. Et bientôt du cri des manifestants. Ils seront encerclés, soyons sûrs, de surveillants armés, encagoulés, eux, comme s'ils avaient, par avance, quelque chose à se reprocher. Quelle loi à venir pour les cagoules et les pirates ? Pour quels pirates ? Ceux qui se servent d'une création en la copiant sur le Net ou ceux qui veulent à tout prix tirer partie des copies alors que l'oeuvre, à sa fabrication, a déjà été payée ? Nous ne sommes pas propriétaires des paysages sur lesquels se pose le regard des autres. Je suis pour le copyleft.
Jeudi
Un jardin pour le loup à crinière
Soleil à Maubeuge. Les dégâts de la tornade d'août justifient un projet sur les bastions Vauban. Au parc zoologique, quelques animaux rares, brillants de poil et fiers d'allure, manquent de place. Un loup attire mon attention. Elégant, inquiet, fin de museau, les oreilles dressées comme celles des fennecs, on le dit timide et végétarien. Nous ferons un jardin pour le loup à crinière de Patagonie. Voilà enfin un vrai sujet. Ce parc ne sera pas coté en Bourse comme Paradisio de Belgique. Ici on attend que la Bourse meure de l'intérieur, par implosion. Sagesse et rébellion.
Vendredi
Merci Julien
United Airlines fera payer double tarif aux obèses. Fabriquer les malades puis les taxer, voilà une idée : le capital se refait une santé. Il persiste à son travail de destruction. Seuls les ignorants parlent de la crise. Les autres la fabriquent pour s'adonner à l'aise au jeu des plans sociaux et des parachutes dorés. Dexia cyniquement s'amuse. Le bruit que j'entends là, venant des parcelles atomisées de la rébellion - isolées, désormais réunies en une voie lactée - ce corps désormais constitué s'avance, oui c'est bien l'insurrection qui vient. Merci Julien.
Gilles Clément, le 25 avril 2009.