Pour Jean-Laurent Felizia

L’écologie, c’est-à-dire la science des relations entre les êtres vivants, l’étude et le dénombrement de leurs habitats, comporte -par définition- tous les éléments de programme d’un projet politique.

L’équilibre que propose un écosystème résulte d’un échange bien compris des énergies entre elles. Les échanges permettent l’existence d’un nombre considérable d’espèces dont chacune s’apprête à tout moment à céder une part de ses prérogatives au système ambiant pour assurer sa vie propre. Ce modèle économique fonctionne dans un univers fini –qu’il s’agisse de l’écosystème considéré ou bien de la planète- sur la base d’un recyclage permanent des déchets issus de ces échanges. Dans ces rapports le processus de spéculation cesse avec l’épuisement du désir et celui de la nécessité. Un animal sauvage, en principe, mange à sa faim et non au-delà. A aucun moment cette économie ne génère de stratégies spéculatives visant à une accumulation sauf pour les franchissements saisonniers difficiles : l’ours accumule de la graisse pour passer l’hiver, le campagnol roussâtre accumule des noisettes pour les mêmes raisons etc …

L’image du recyclage permanent est assuré dans la nature par les feuille tombées au pied de l’arbre : déchet immédiatement transformé en nourriture pour un nombre considérable d’organismes, l’arbre lui-même en bénéficiant.

Le modèle économique proposé par la nature concerne la part matérielle des échanges, il ne peut, à lui seul, servir de grille pour les sociétés humaines mais il pose les bases d’une philosophie de la consommation des biens matériels. Cependant la finitude écologique de la planète justifie que l’on porte une grande attention à cette part matérielle de l’économie qui ne peut désormais se concevoir sans un recyclage absolu des énergies dépensées. La double question posée par le Jardin Planétaire (la planète anthropisée regardée comme un jardin) se formule ainsi : 
    • comment continuer à « utiliser » la biodiversité sans la détruire ?
    • comment replacer dans l’environnement l’énergie qu’on lui prend ? (à la condition que cette énergie rendue ne soit pas biologiquement disqualifiée : remettre de l’eau propre après usage dans le cours naturel de l’eau par exemple) ?

Cette part de l’économie pose les bases de la non-accumulation matérielle, c’est-à-dire de l’équilibre matériel dans une mécanique permanente du recyclage écologique. Dans un premier temps cet équilibre peut être atteint par des mécaniques décroissantes lorsque l’emballement des marchés et des biens se heurte à la finitude planétaire sans trouver de solution. Mais la décroissance, contrairement au recyclage, ne constitue pas une solution indéfinie dans le temps, elle doit être envisagée comme un moyen temporaire d’accès à un équilibre matériel.

L’équilibre matériel ne peut être objectivé et rendu universel, valable pour tous. Il est cependant possible d’établir un modus vivendi écologique posant le cadre matériel minimal souhaitable pour chacun. L’offre politique du cadre minimal suppose un réajustement des écarts entre les riches et les pauvres. Là encore il est question d’un accès à l’équilibre : celui du partage des richesses. Sans ce réajustement la majorité des citoyens n’auraient jamais accès au cadre matériel minimal, les richesses étant confisquées par la caste initiée des marchés.

La confiscation des richesses par la caste initiée des marchés ne contribue pas seulement au déséquilibre généralisé des avoirs, elle met l’ensemble des sociétés humaines en péril de crise par le jeu incertain de l’économie dérégulée et mondialisée. Le « projet politique » ayant disparu des gouvernances planétaires, c’est la mécanique boursière qui le remplace, allant jusqu’à l’édiction des textes de la loi pour la servir. Le projet écologique, incompatible avec l’accumulation inutile, désordonnée et mal répartie des richesses, peut  s’accommoder d’une économie de l’amélioration du cadre de vie lorsque cette économie fonctionne dans un système régulé. Le récent manifeste d’économistes atterrés (1) montre bien comment le modèle caduc du néo-capitalisme libéral dérégulé, bien que soutenu par les états en résistance au changement, ne peut que mener les sociétés à un désastre matériel encore plus grand que celui des récentes crises. 

Les nouveaux modèles économiques tiennent compte des réalités écologiques, ils proposent entre autres :
- des refontes du système boursier visant à le tenir en marge de l’économie réelle et non en influence sur elle,
- des relocalisations des modes de production et de distribution des biens visant à diminuer voire supprimer les coûts écologiques intermédiaires (2),
- des protections des échanges entre les systèmes économiques de niveaux différents, ceci afin de permettre le maintien des activités en chaque lieu en évitant les délocalisations,
- des créations de monnaies complémentaires (3) accompagnant ces relocalisations de l’activité économique et favorisant l’émergence de systèmes autonomes, etc.

Cependant la vision écologique du monde s’accompagne d’une perception de la nature comme bien commun planétaire. En cela elle s’oppose à la vision marchande qui tend à considérer cette même nature comme un ensemble privatisable, brevetable et vendable. Les récents accords de Nagoya ont abordé le sujet sensible de la biodiversité en tentant de trouver un frein à son amenuisement mais au lieu d’établir un projet politique de gouvernance écologique ils se bornent à fixer un prix à la diversité. Donc une valeur marchande. Les conséquences de ces accords pourraient aboutir exactement à l’inverse de ce à quoi ils se destinent. L’économie marchande invente de la rareté là où elle manque afin de s’autoalimenter. Avec la biodiversité en péril elle engage une masse animale et végétale dans une spirale de la spéculation qui, selon touts les leçons du passé, aboutit à la disparition des espèces ou leur raréfaction et non leur protection.

La question de la biodiversité, enjeu central, suppose une juste appréhension du monde vivant. Dans l’état actuel de nos sociétés, on peut dire que non seulement l’immense majorité des citoyens ignore la teneur de son environnement mais encore que les spécialistes eux-mêmes ne sont qu’au balbutiement de cette approche : connaître le vivant non humain  pour savoir comment s’en rendre complice au lieu de le combattre ou de le marchandiser. L’avenir de l’humanité en dépend. Cela suppose un effort considérable en matière de connaissances. C’est à ce niveau du projet d’écologie politique que se positionnent véritablement les politiques du développement et de la croissance.

Croissance et développement immatériels, nouvelle économie, nouvelle pensée, venant dynamiser l’économie du recyclage privée des perspectives ordinaires de la croissance.

Les nouvelles technologies, l’accès aux informations et leur stockage, la subite transparence des activités humaines par la permanente médiation des faits, tout cela contribue à développer une forme d’intelligence planétaire (4) à laquelle se heurtent la vieille économie, la vieille gouvernance et la pensée archaïque de ceux qui prônent la seule compétitivité comme valeur humaine acceptable.

Dans ces conditions d’analyse on comprend que l’écologie, par ce qu’elle implique à tous les niveaux de la société, produit implicitement un projet politique. Et, partant, une gouvernance, donc un ensemble de ministères et de fonctions précises, toutes orientées vers la gestion précautionneuse des échanges d’énergie, des sauvegardes de la biodiversité et des économies relocalisées, interdépendantes mais autonomes, à l’image même des écosystèmes naturels.

Gilles Clément, 
Paris, janvier 2011

(1) Manifeste d’économistes atterrés. –Ed. Les Liens qui libèrent, novembre 2010.
(2) Le projet local. Alberto Magnaghi.- Ed. Mardaga, 2003.
(3) Mutation mondiale, crie et innovation monétaire. Bernard Lietaer.- Ed. L’Aube, 2008.
(4) Voir le cybionte de Joël de Rosnay dans « L’homme symbiotique ».- Ed. Le Seuil, 1995.